Karine Lambert

Historienne, Karine Lambert occupe un poste de maîtresse de conférences au sein de l’université Côte d’Azur, dans la composante Inspé (Institut national supérieur du professorat et de l’éducation). Elle est la responsable de l’équipe Genre Femmes Méditerranées du laboratoire Telemme (AMU – CNRS). Ses recherches la conduisent à s’intéresser à l’histoire de la criminalité, du brigandage abordée sous l’angle des études de genre.

« Les corps croisés dans les archives sont de mots, d’encre, de silences et d’oublis.
Proposer une étude des corps de femmes ou d’hommes à partir des sources judiciaires revient à faire le récit d’une traque. Celle que mène l’historienne pour briser la chape de la pudeur du témoin, du désintérêt du juge ou de la honte de la victime. Certes, le corps des femmes est omniprésent dans les faits criminels mais paradoxalement le silence s’établit et le corps s’absente lorsque la mise en mot prend le relais de la mise en geste de l’acte délinquant. Combien de procès pourtant rapportent des bagarres où des coups atteignent l’estomac, le visage, combien de coiffes arrachées dans un éclat de rire… Combien de chevelures dénouées, de joues blessées, de ventres meurtris voire de bras mordus ou entaillés par un stylet… Morceaux de corps ou corps désarticulés, cadavres voilà ce que donne à voir et à entendre la litanie des procédures judiciaires. Quand l’affaire se complique, il est question de matrices, de sang, et le vocabulaire de l’expertise médicale devient le refuge commode du malaise des différents acteurs de la procédure. Mais au-delà des discours construits, la plongée dans les archives judiciaires permet une mise en abîme de la chair et permet de construire une histoire des corps au prime du genre. »

Mon expérience du confinement

« Aux premiers jours, une forme d’hébétude laissant la pensée figée et la concentration papillonnante. User les heures à naviguer d’articles de presse en analyses de spécialistes, fuir les experts télévisuels, observer les réseaux sociaux en cherchant le signe rassurant d’une expérience partagée. Le corps ne se manifestant qu’avec les tiraillements d’un estomac trop longtemps délaissé.

 

Et cette question lancinante : l’assignation à domicile, l’isolement relèvent du cours ordinaire des vies de chercheur·es. Le repli et le silence comme conditions préalables à l’exercice intellectuel. Pourquoi ne pas parvenir à remplir ces journées printanières utilement, en allégeant l’interminable « do to list » constituée d’un patchwork de copies à corriger, de mémoires à relire, de mails à envoyer, de dossiers à remplir, d’articles en souffrance à la deadline périmée ? Et la culpabilité d’être aussi peu efficace, les migraines vespérales, les douleurs lombaires qui s’invitent au bal des chairs inactives.

Progressivement, les quelques pas quotidiens dans un jardin exigu rappellent le plaisir des promenades dans les forêts environnantes. Tentation accrue de ne plus respecter les règles. Une rébellion sourde comme en écho avec les archives que je relis pour tenter de reprendre le fil de mes recherches sur une bande de brigands qui a décimé la Provence sous le Directoire. Et mon corps désormais transgressif, en mouvement, qui s’éloigne toujours plus de la frontière kilométrique imposée par le gouvernement. Cette volonté désormais enracinée d’échapper à la surveillance, aux contrôles, en privilégiant les chemins de traverse. De cette expérience intime naissent de nouveaux questionnements adressés à mi-voix à mes bandits d’antan. Leurs corps sont omniprésents dans l’archive. On les devine dans le récit judiciaire, car nombreuses sont les mentions faites aux besoins primaires (se nourrir, trouver un endroit où dormir, se mettre à l’abri du froid…). Toutefois, le silence se fait quand il s’agit des émotions et des sensations qui traversent ces corps en mouvement, en confrontation, en souffrance ou en exultation. Et si le récit historique ne peut combler ce mutisme, les Arts le peuvent… »